Samedi, Mai 18, 2024

LE RÊVE DE CELESTIN

Il existe un cœur, sous des chairs d’ébène. Il existe un cœur dans les limbes de la misère. Il est tapi dans les ténèbres ! Il appartient à un jeune homme noir, qui épuise ses jours innocents, sous le fouet de l’adversité. Il lutte pour vivre. Tout le temps, son père le sollicite pour qu’il lui prête main forte. Réquisitionné s’il l’on peut dire, il consumait ses années dans ce calvaire – le travail à la mine –  dont l’existence est ce vestige infamant de l’esclavage déguisé ! Ce « travail » harassant altérait sa santé.

Ce fils obéissant poussait de lourds sanglots, comme pour se défendre de sa condition de démuni. Coulant à flot, ses larmes ne noyaient pas ce chagrin, dont son visage porte les stigmates. Vêtu de haillons, il s’imagine une liberté impossible. Il arpente un chemin périlleux. Il pose les yeux sur une illusion fatale : croire en un faux bonheur (partir pour les contrées de l’Europe !).

Le jeune homme regarde à l’horizon, en direction de l’Occident. Il espère quitter la terre de ses ancêtres ! Il espère fuir la désolation de la terre natale. Il espère saisir ce songe d’une vie meilleure ! Il pleure de rage. Il maudissait tous ses aïeux. Ne lui ont-ils pas transmis un héritage funeste ? Nouvel Atlas, il est contraint de soulever le poids de la tradition et des déterminismes de l’économie. Il s’effondre sous ce pesant fardeau. Il roule sur les herbes folles et sa tête percute le tronc d’un arbre puissant, aux feuilles hostiles. Le malheureux saigne. Au milieu de son crâne, une plaie s’est formée. Il touche le sang de sa main et la colère monte dans tout son corps. Il frappe du poing. Il crie. Il désespère. Il a la conviction que plus une aurore ne luira dans le ciel de ses sentiments. Et la nuit menace de s’étendre dans les profondeurs de son être.

A sa taille, pend un couteau en ivoire. Cette force qui l’assaille, en usera-t-il pour enfoncer cette arme dans le siège de ses émotions ? A cette seule idée, la peur a fait irruption brutalement dans l’enceinte de sa conscience. Il frémit. Ses mains tremblent. Il plonge plus avant dans l’introspection. Il consulte sa mémoire et ses souvenirs défilent sous ses yeux. Il aperçoit la Demeure, où il est né. Ses briques chancelantes ont résisté aux injures du temps.

La Maison de son enfance fait face, debout dans la clarté. En dépit de sa vétusté, Elle est restée un milieu habitable. Elle a enduré les pillages ainsi que les actes de vandalisme. Elle ne s’est pas effondrée devant la cupidité des êtres humains. Une clameur mystérieuse jaillissait de sa profondeur et lui conférait une aura inégalable. Depuis toujours, la Maison se trouvait là, victorieuse et conquérante. Emu, le jeune homme murmurait entre ses dents :

« J’ai grandi sous ses murs. J’ai ri et pleuré dans son intérieur. Sur le lit de bois qu’Elle mettait à ma disposition, j’allais m’allonger pour m’abîmer dans le sommeil et atteindre les songes. A sa table, j’ai absorbé tous les jours la maigre pitance, que ma mère me préparait dans les chaînes de la précarité. Les années passèrent. Je me suis bien avancé sur le sentier de l’existence. Ai-je vécu parmi mes semblables, pour que d’un geste prématuré, je trace un point final à ma vie ? Ma Maison a traversé les décennies et a témoigné de sa bravoure. A ses côtés, je m’érigerai en héros. Je lui emprunterai son courage. Ainsi, je ne porterai plus contre ma personne ce goût sinistre pour le néant ! »

Dès le dernier mot prononcé, le jeune homme se lève comme un ressuscité, les yeux secs et les poings serrés. Il se dresse au pied du soleil, téméraire et fort comme jamais il ne l’a été. Il invoque le Dieu des fleuves, pour purifier son enveloppe charnelle de toutes les purulences du pessimisme. Il jette son couteau dans l’onde. Il s’est guéri de l’envie de mourir. Enhardi, il tourne ses regards vers ses semblables et s’informe : il leur demande le moyen de prendre la clé des champs, et de partir vers un nouvel Eldorado. Il croit qu’il fait bon vivre sur les terres septentrionales. Il s’entend dire que dès demain, à l’aube, une pirogue sera affrétée, à destination des pays aisés et opulents. S’il souhaite s’en aller, il suffira qu’il y mette le prix ! Il lui est rapporté que peu de personnes sortent vivantes de cette expédition. Qu’il est immense le risque de perdre la vie, en pleine mer. Impassible, il leur assure que son désir de quitter ces lieux dissipe dans son esprit toute peur. Ses frères d’infortune lui indiquent l’heure et le lieu pour le grand départ. Il entre dans la joie. Il croit rêver. A l’horizon de son existence, l’ombre du bonheur se profile, enfin. Il quittera l’Afrique noire. Il écartera de lui les exactions des hommes de guerre. Il tournera le dos à la Pauvreté.

Un sentiment d’évasion l’envahissait. Il savait qu’il ne regretterait ni père, ni mère. Ses parents se sont confondus avec les ténèbres du vaste continent noir. Seul le profit avait la vertu de faire vibrer leur corde sensible. Ils  avaient enseveli leur dernier germe d’humanité sous les séismes sociaux, le marasme de la vie économique et les massacres, dont ils avaient été les témoins silencieux. Depuis lors, leurs pensées ont été circonscrites dans le carcan des besoins élémentaires. Car les nécessités – comme le boire et le manger – ont pris une ampleur démesurée, de sorte qu’à leurs yeux, l’existence est ravalée à un champ de bataille, où ne s’exprime que la loi de la survie !

Le jeune homme s’éloignera des auteurs de ses jours. Il n’entendra plus sa mère l’appeler : Célestin. Son père ne lui réclamera plus son aide, pour le travail à la mine. Il verra un autre monde, dont il ouvrira les portes avec stupéfaction. Il humera cet air du capitalisme, où souffle le vent de la prospérité.

La nuit a fini par tomber et elle semblait interminable. Elle refusait de s’évanouir. Elle durait. Célestin attendait, attendait et la lumière ne venait pas. Il croyait en des lendemains chanteurs. Il croyait briser cette obscurité. Il croyait saisir à pleines mains l’instant du bonheur, du haut d’un avenir radieux. Il croyait que l’Histoire interromprait sa course vers le désastre, pour faire passer dans une brèche une lueur d’espoir. Il ne serait plus un jeune homme de rien. Il existerait pour une vie vraie et non pas dans les fers des exploiteurs de toute sorte. Sur les vagues du rêve, il commençait à entrevoir à l’extrémité de ce calvaire qu’il supportait – le calvaire de son existence – une clarté puissante, où naîtrait un nouveau Célestin.

Fort de cette lumière, il se baignerait dans les hautes sphères de l’élégance. Il s’habillerait d’un costume somptueux, dont le bleu évoquerait les cimes de l’infini. Sa chemise, dont le col serait noué d’une cravate empreinte d’une couleur d’azur, porterait sur le côté du cœur un ange, dessiné avec art. Ses souliers de luxe, à la forme allongée, lui assureraient une démarche de grand seigneur. Il resterait à ajouter le point d’orgue de cette tenue de ville. Ce serait des lunettes rondes, posées artistement sur son nez épaté. Cette deuxième naissance lui révèlerait le but de son existence : saisir le bonheur !

L’aube s’avance dans le ciel. Célestin ouvre les paupières. Le grand jour est arrivé. Il enfile ses vêtements en quatrième vitesse, mange un morceau de pain et boit un verre d’eau. Sous son lit, sont dissimulées les économies qu’il a patiemment accumulées, à l’insu de ses parents. Il s’en empare. Il quitte la maison familiale. Il accourt vers ses frères d’infortune. Il donne l’argent à qui de droit. La pirogue est sur le rivage. Les compagnons de misère se tenaient debout, transportés par des sentiments divers : leurs cœurs balançaient entre l’anxiété et l’espérance. La personne, chargée de cette expédition salvatrice, donna le signal pour monter dans la pirogue. Tous l’appellent « Capitaine ». Le Capitaine est accompagné de deux personnes auxiliaires. Ces deux personnes répartissent les places de chacun, à bord. Vient le tour de Célestin de s’installer dans ce moyen de locomotion. Après quelques minutes, tous les passagers ont embarqué. Ils sont un peu moins de vingt, ne dépassant pas l’âge de trente ans. Maintenant, la pirogue évolue sur les eaux. Elle fend les vagues. Et ce mouvement brusque se communique jusque dans le cœur des passagers. Les uns contemplent les flots. Ils aiment que leur image s’y réfléchisse, comme dans un songe resplendissant. Certains ont touché le firmament de l’euphorie. Les larmes leur coulent des yeux. Ils se donnent l’accolade. Ils poussent des cris pour cristalliser leur joie ! Les autres, inquiets, sont ivres de mots. Ils se répandent en paroles. Ils se les échangent. Ils s’en imprègnent. Elles ont acquis une existence autonome, distincte des personnes qui les profèrent. Les phrases virevoltent dans un excès de plaisir. Elles croisent des visages expressifs. Elles finissent par entrer en collision, dans un immense éclat de rire. Et parmi ces futurs clandestins, certains sont immobiles. Ils attendent l’heure de la délivrance. Ils attendent leur arrivée dans une société de consommation.

La pirogue est équipée d’un moteur et d’un gouvernail, que le Capitaine actionne. Les flots s’étendent à perte de vue. On croirait des sables mouvants sur une surface mobile, que des poissons percent à certains endroits, en bondissant soudainement hors de l’eau.

Célestin restait fixe. Il scrutait l’horizon avec gravité. Il rêvait de se séparer de son enveloppe charnelle. Si seulement il pouvait s’évaporer dans l’air, il échapperait à la finitude de sa condition d’Homme. Il élargirait son existence jusqu’à devenir un faisceau d’atomes, dispersés dans l’atmosphère. A l’exemple de la divinité des stoïciens, il s’attribuerait cette qualité « d’être partout et nulle part ». Et son individu disséminé atteindrait sa plénitude, dans la puissance d’un verbe lyrique. Dès lors, Célestin habiterait en son corps, comme un poète dans ses œuvres.

Un miracle inespéré allait se produire : fouler la terre de l’Europe. En son tréfonds, il ressentait un élan inexprimable, qui approchait d’un intense ravissement. Cependant l’anxiété faisait surface dans sa conscience. Etait-ce prémonitoire ?

A l’improviste, un vent apparut, sinistre. Car avec lui, surgirent des ténèbres qui envahirent le ciel. La température baissa d’une manière inopinée. Il faisait nuit en un seul instant ! Il se peut que l’Idole d’Abraham ait manifesté sa réprobation. Fallait-il soupçonner un mauvais présage ? Les passagers assistaient-ils à la façon, dont le divin rendait visible sa volonté ? Pour confirmer ces signes de mauvais augures, les vagues courroucées s’élevèrent menaçantes et retombèrent dans la mer, avec une force décuplée. Sur la pirogue, l’agitation gagna tous les esprits. Les personnes auxiliaires hurlèrent, la peur au ventre. Ils implorèrent la divinité, pour le retour de la lumière. Un passager, au paroxysme de l’angoisse, préféra se jeter dans les flots plutôt que d’affronter la colère soudaine de l’Eternel. Les uns pleurèrent à chaudes larmes, persuadés de vivre leur heure dernière. Les autres récitèrent des prières. Célestin ne manifestait aucune frayeur. Il manquait de force pour sangloter. Il ne priait pas, malgré les racines de la foi dans son cœur. Il paraissait d’une grande étrangeté, parce qu’il s’était improvisé spectateur silencieux et impassible de ce tumulte des passions, qui submergeait ces compagnons d’infortune. Lors de cette confusion qui régnait à bord, il ferma les yeux. Il se vit comme dans un songe, dans lequel il se débattait en vain, s’enfonçant dans un abîme ! A la fin, les forces l’abandonnèrent !! A cet instant, le Capitaine le sortit de sa torpeur par inadvertance et le fit descendre de son rêve. En effet dans sa précipitation, le Capitaine cogna le pied de Célestin et s’avança, comme inspiré au centre de la pirogue. Ce commandant avait bousculé quelques passagers. Il ouvrit la bouche et sa parole roula dans l’air, comme une invocation venue des temps immémoriaux : « Ecoutez mes frères ! Que la flamme de l’effroi s’éteigne en vos cœurs ! Ecoutez ma voix. Si vous le faites, la confiance divine ne vous quittera plus ! Ces signes, par lesquels le Seigneur s’est signalé à nos yeux, ne sont pas funestes. Nous sommes tous les enfants des flots. Ecoutez avec le cœur, vous entendrez leur appel sonore ! Il est venu le temps de s’en aller à jamais. Le repos éternel des corps libère les esprits de leur prison de chair. Et libérés de nos enveloppes charnelles, nous ferons le retour vers l’océan originel, où Dieu attend les âmes défuntes. A côté de ce retour attendu durant l’intervalle de toute une vie, qu’il semble dérisoire ce berceau de l’humanité, où nous avons vu le jour. Mais nous nous sommes égarés dans la nuit. Nous avons suivi le chemin de la servitude, sous l’emprise des colons blancs. Ecoutez mes frères, passagers de cette pirogue, nous le sommes aussi de l’existence. Moi qui vous parle, comme vous j’errais à tâtons dans les ténèbres. A genoux, j’invoquais le nom du Tout-Puissant. Je suppliais pour qu’Il fasse preuve de clémence. Il eut pitié de sa créature. Il arriva dans une clarté éblouissante. Riche de sa miséricorde, Il nous laissa les signes qui ouvrent les yeux de l’âme. A nous, frères, il incombe de les interpréter, en bon croyant ! Touchés par la grâce, nous leur assignerons une signification authentique. Dieu a parlé. Sa parole, au contact de l’atmosphère, fut répandue. Chacun de ses éclats devint un signe, que j’ai lu. En cette occasion, je suivis l’esprit d’humilité, que recommande le Messie. Croyez en ma sincère interprétation ! Dieu a déclaré, par signes interposés, de ne pas poursuivre notre route et d’entrer dans son Royaume. »

A ces mots, un des passagers demanda avec impatience : « Comment entrer dans ce Royaume ? » Le Capitaine adopta le ton le plus solennel et proféra ces mots : « Il faut faire usage de ce pouvoir de fendre cette cuirasse naturelle, dont nous avons la possession en venant au monde. Ce pouvoir rendra la liberté à l’esprit, cet attribut de la divinité. Regarde, frère, l’eau purificatrice, elle enlève le péché. En ses profondeurs, lavons-nous. Notre être finira par ne plus allumer cette étincelle divine, en nous ; et nous pénétrerons (je t’en fais le serment) dans le jardin édénique. » Le passager rétorqua : « Veux-tu notre mort ? Tu souhaites que nous nous noyions. Tu blasphèmes ! » Cette dernière phrase : « Tu blasphèmes ! » étreignit les entrailles de ses compagnons d’infortune. Le sang leur monta à la tête. Un grand nombre partagea son opinion. Parmi eux, un seul avait l’intention de s’en prendre au Capitaine. Célestin s’interposa, empêcha un conflit d’arriver et intervint en ces termes : « Ecoutez la parole du Capitaine. Il dit vrai. Comme lui, la nuit dans laquelle était mon esprit s’est dissipée. Je regarde dans la lumière de ma pensée. J’ai déchiffré avec scrupule ces signes, dont le sens s’ouvre sur un futur hypothétique. Leur message demeure identique à celui, dont le Capitaine vous a fait part. La fin de notre vie est proche. Attendons dans le calme et le silence. Attendons notre délivrance. Ne flétrissons pas notre venue dans l’Olympe chrétien, par des sanglots ou des plaintes. Soyez forts, frères ! Forts comme l’airain que la tempête n’entame pas ! Forts comme l’éclair qui éclate dans un ciel nuageux. Forts comme les étoiles dont la lumière traverse le temps. Aux forts, le divin se montrera ! »

A la fin de cette intervention, des passagers prostrés gardèrent le silence. Ils se résignèrent. Ce ne fut pas le cas de tout le monde : quelques Africains, les yeux rougis par la haine, vitupéraient copieusement ces deux fils du continent noir, apôtres du malheur et de la mort.

Avec les paroles de Célestin, les occupants de la pirogue s’embrasèrent dans les flammes de la véhémence. Les flots, pour faire écho à ce désordre passionnel, entrèrent dans une colère noire. Ils se soulevèrent et la force des vagues forma des raz-de-marée meurtriers. On eut dit des colosses monstrueux, à qui la vie avait été donnée. Ils prirent forme humaine et massacrèrent les futurs clandestins : un des colosses étrangla un passager. Un autre roua de coups de poings un Africain. Célestin, empoigné par une de ces créatures, fut attiré au fond des flots, jusqu’à ce que mort s’en suive. La jambe d’un colosse traversa le milieu de la pirogue et atteignit le Capitaine, en pleine figure. Il tomba inerte dans les flots. Il quittait les vivants. Le carnage ne s’arrêta qu’avec le retour du jour. Pas un seul n’eut la vie sauve !

La lumière âcre qui accompagne le soleil innocent rendait à ces êtres inanimés, dont les corps flottaient sur l’eau une beauté cynique, qui étalait ses formes et ses couleurs comme dans un cauchemar, rêvé à l’état de veille !

FIN.

 

Saïd Kalonga.

 

Tous les textes de Saïd Kalonga font l’objet d’une protection juridique et sont donc protégés contre toute éventuelle atteinte à la propriété intellectuelle.

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Ali Kalonga

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