Samedi, Mai 18, 2024

Fanny Missoga

Après le jour qui accapare les forces pour le travail, la nuit salvatrice s’étend dans le ciel de ma pensée et me laisse en repos. Lors de cet état de relâchement complet, il me vient toujours à l’esprit ton image. Tu y sembles te dresser, doté d’un certain charisme. Tu m’intimides ! Ta rectitude, ton aplomb, ton français soigné et exact comme un couperet, ta taille haute, ton érudition, tout élève la barrière de l’éloignement, où je me tiens d’un côté et toi de l’autre !

Tu m’évoques, père adoré, ce géant empreint de mystère, qui s’avance sur le faîte de l’héroïsme. Tu me parais fort et pugnace. Tu lances tes mots comme des obus sur tes adversaires politiques et au bout de tes articles satiriques, des phrases triomphantes éblouissent comme des soleils métaphoriques, qui entourent le lecteur bénévole de leur clarté.  Tes adversaires politiques te redoutent, tes partisans t’encensent. Ni les uns ni les autres ne te connaissent en profondeur. Ils ont certes des connaissances sur l’homme public, le publiciste corrosif, auteur d’articles écrits au vitriol, dans plusieurs journaux de Kisangani. En revanche, presque personne ne sait quelque chose, sur l’homme privé que tu es.

Il y a deux jours, tu me pris à témoin et tu déterras un passé, qui ne te montrait pas à ton avantage. Sans doute, tu n’en avais pas soufflé un mot pendant des années. Mais à l’âge de vétéran où tu es arrivé, tu ne redoutais ni le public ni mon appréciation. De plus, ta renommée de publiciste avait fait son chemin. Il ne t’incombait pas de faire tes preuves. Ton âge parlait en ta faveur.

Tu savais qu’un passé de cette nature pouvait être la source d’une leçon de vie. Tu me réservais un tel savoir. Tu me marquais de la sollicitude. Je l’ai toujours constaté avec bonheur. Dans la famille, je suis le seul (ton fils unique), qui te ressemble par le caractère et par le physique.

Nous nous adonnions à la randonnée, comme presque tous les dimanches. Près de nous, coulait le fleuve Congo dans une grande tranquillité. La surface de ses eaux paraissait immobile. Ton regard croisa les flots et tu interrompis le cours de la conversation banale, que nous avions entamée. Tu exhumais à mes côtés ce temps passé, qui te restait sur le cœur :

« Tu me crois sans faille. Tu te forges une image de mon individu, comme celle d’un colosse exempt d’un point vulnérable. Tu te trompes. J’ai construit un rempart autour de ma personne, pour me préserver de toute blessure de cœur. J’ai traversé les ans et j’ai dissimulé cette brèche sanglante du côté de mon âme. J’ai pu la cautériser et la résorber. Il a fallu accumuler de la force, pour m’enhardir et accroître mon courage. Il a fallu me rendre impassible aux coups bas assénés par les personnes malveillantes.

Ma brèche en sang avait pour origine la brisure de mon union, avec un amour idéalisé de ma jeunesse, Fanny Missoga. Je ne l’ai plus rencontrée, depuis.

A l’époque, je venais d’obtenir le rôle d’animateur dans une émission radiophonique. Et j’avais reçu carte blanche pour désigner deux chroniqueurs, que j’avais choisis parmi deux de mes meilleurs amis. Je souhaitais célébrer l’évènement par une réception dans ma demeure. Je les avais conviés avec leurs épouses respectives. Ils avaient accepté avec une satisfaction non dissimulée. A cette occasion, Fanny s’était surpassée et avait été l’auteur d’un festin délicieux, que nous allions savourer. Au menu et comme entrée chaude, des cuisses de poulet, pétries d’épices et de senteurs locales, avec des sauces succulentes faites maison, et aussi des pains artisanaux et garnis de farce. Le plat de consistance : viande de crocodile, avec des condiments au choix, tels de la chikwangue. Le pili-pili disponible pour les convives, désireux d’assaisonner leur nourriture. Et dans des coupes de verre abondantes, une salade de fruits pour le dessert.

Au préalable, j’avais été chargé de faire des emplettes, à La Corne d’Abondance. J’avais  suivi à la lettre la liste des courses, que Fanny m’avait transmise. Du moins, je le croyais !

J’étais en train de déposer dans le coffre de mon véhicule trois grands sacs remplis d’articles, qui provenaient de ce magasin de petite taille, à l’affluence considérable et dont la grande renommée tenait dans la qualité de ses marchandises et les prix modiques pour les acquérir.

Je m’apprêtais à rentrer pour aider Fanny. Le coffre fermé de ma voiture, je me rendis compte qu’il manquait un article noté pourtant sur la liste des courses, la bière, qu’il me fallait en quantité suffisante pour ce genre d’évènement. Par conséquent, je retournai à La Corne d’Abondance, pour me la procurer. Je savais que mes convives en étaient férus[1].

Un moment plus tard, je plaçais les boissons alcoolisées sur le siège arrière de mon véhicule, lorsque je fis un mouvement brusque, en me tournant. Le corps crispé, je m’étais effrayé par cette main massive, qui était tombée à l’instant sur mon épaule. Un éclat de rire retentissant fendit les airs, lourds de ma frayeur. Mon regard se porta vers mon interlocutrice, que je reconnus sur-le-champ. J’esquissais un sourire !

-          ‘Je t’ai fait peur, hein, Djivyss ?’ me dit-elle. ‘Ca va ? Pas trop secoué ?’ continua Fanny.

-          ‘Tu m’as bien eu !’ répondis-je.

-          ‘Embrasse-moi, quand même !’ réclama-t-elle.

-          ‘D’accord !’ fis-je.

-          ‘Tu sais, j’ai oublié d’indiquer sur la liste des courses la crème pour mes cheveux. J’en ai besoin pour me préparer ce soir !’ dit-elle.

-           ‘D’accord !’ déclarai-je, à nouveau.

Nous étions prêts à nous diriger vers le magasin. Néanmoins, aucun de nous ne fit un pas en avant car mon portable commença à vibrer, laissant échapper après chaque secousse un son âpre qui se prolongeait[2]. Un petit dialogue s’en suivit :

Fanny   -  Réponds. Il se peut que ce soit un appel de première importance !

Djivyss - Qu’importe ! La crème de ma femme passe avant l’appel de mon téléphone.

Fanny   - Arrête de plaisanter. Décroche. On  ne sait jamais. Te rends-tu compte si l’on te demande et qu’il s’agit d’une urgence ?!

Djivyss   - Cela m’est égal. Je suis occupé. Regarde. Nous allons chercher ta crème !

Fanny    - Si tu ne prends pas l’appel. Je décroche à ta place pour me rassurer. Je souhaite savoir  la teneur de cet appel.

Djivyss   - Puisque tu insistes tant, je prends lla communication.

Je joignis la parole au geste. Je parlai bas. Ce qui insinua dans le cœur de Fanny une méfiance tenace. Plus il lui sembla que je murmurais, plus elle se tint calme pour entendre le moindre mot. Il m’arriva d’employer des termes assez laconiques : ‘Pas maintenant !’ ‘Peut-être !’ ‘C’est possible !’ ‘Comme c’était prévu !’ A la fin Fanny, comme prise d’un élan de jalousie qui la traversa de part en part, cria à mon adresse les trois mots fatidiques: ‘Qui est-ce ?’ Je ne répondis qu’en faisant un geste de la main, pour lui signifier qu’elle devait patienter. Cependant  Fanny s’agitait, instant après instant et elle me jeta encore à la figure ces trois mots fatidiques, qui comptaient plus que tout pour elle, en cette circonstance. Agacé, je répliquai avec hauteur : ‘Cesse de te conduire comme une enfant. Attends, je te raconterai après !’ Ce fut le mot de trop !![1] Fanny entra dans une colère noire. Un cri lui échappa. Imposante avec son mètre nonante et ses cent vingts kilos, son regard devint d’un sombre des plus sinistres ! A ce moment, ses deux poings s’abattirent sur mon visage sans défense, comme des marteaux de chair sur un épais monceau d’argile. Dès les premiers coups, je me tournai couvrant ma figure de mes mains, en guise de protection. Fanny, au front bombé et dont les traits se durcirent par la fureur, vociférait ces propos, toute courroucée qu’elle était : ‘Tu me trompes ! Tu oses ! Tu m’as humiliée ! Je vais t’apprendre à agir comme tu le fais !’ Fanny donnait à sa dernière phrase véhémente un effet, que j’éprouvais sur le siège de ma pensée. Dès lors, elle me contourna pour revenir en face de ma personne. A nouveau, ses poings pleuvaient sur ma tête, qui commençait à saigner à plusieurs endroits. Je lui ai crié d’arrêter, à maintes reprises. ‘Pourquoi me frappes-tu ?’ ai-je hurlé. Ma prise de parole l’immobilisa dans son élan, en un claquement de doigts et à défaut de son poing, elle me lança en pleine figure cette question : ‘Comment s’appelle la traînée avec laquelle tu me trompes ?’‘Tu es une demeurée ! lui répliquai-je. Je n’ai pas failli ! Un de nos invités vient de me téléphoner, pour s’entretenir avec moi de la chronique, que je lui ai confiée pour l’émission radiophonique. Il souhaitait que l’on se rencontre tout de suite. Je lui ai dit que ce n’était pas possible ! Et maintenant, regarde ce que tu as causé ! Vois ma figure ! Vois où ta jalousie mène ! Par ton attitude, tu as détruit il y a un moment ce couple paisible, que nous étions !’‘Espèce de menteur ! riposta Fanny. Tu racontes des balivernes pour me manipuler. Tu avais prévu de longue date cette séparation et tu te saisis de cette circonstance pour rompre. Si tu crois que je te laisserai faire, tu te goures bien !’ Ma compagne était sur le point de réitérer des actes de violence à mon endroit mais plus d’un passant, mes sauveurs, s’interposa entre nous. Ils s’étaient rassemblés au fur et à mesure de cet affrontement qui m’opposait à Fanny. Les uns la continrent. Les autres m’éloignèrent. Je l’entendis s’époumoner dans ma direction : ‘Je n’en ai pas fini avec toi !’

Les traits de mon visage avaient subi une déformation, par l’avalanche de coups que j’avais endurés, stupéfait par une attaque de cette nature. Mon portrait ne formait plus qu’un mélange d’ecchymoses et de blessures ensanglantées, à travers des recoins de chair irritée, empreints de gonflements ! Plus fort que mes plaies, l’opprobre me ravageait et m’atteignait dans ma chair ! Une femme m’avait corrigé en public ! En dépit de mon état, je distinguai des sourires, qui s’ébauchaient sur quelques lèvres de mes sauveurs. Je me représentai leur hilarité devant un homme tout roué de coups, par une femme dans un état courroucé et à l’allure colossale[2] ! Et jamais je ne pus ensevelir dans l’oubli cette gaieté narquoise, que le sourire de mes sauveurs exprimait. N’était-elle pas un souvenir honteux qui pesait sur mon existence ? A ce jour, je n’en souffre plus comme autrefois. Il ne reste plus qu’une petite fêlure à l’âme, dont le temps a ôté la douleur vive des débuts.

A l’évidence, je ne tenais pas ajouter à ce tabassage de mon individu mon propre discrédit et devenir la risée de tous, en portant plainte à la police. Je me serai érigé par là en publicitaire involontaire de ces circonstances, suffisamment compromettantes en elles-mêmes.

A la longue, j’ai réussi par la force de mon caractère à extraire un enseignement fécond, de ce passé lointain qui m’affectait beaucoup. J’ai appris que quelle que soit la force que l’on se connaît, il suffit d’une simple circonstance domestique, pour apparaître vulnérable et complètement vaincu. Il m’a fallu une victoire sur mon orgueil pour accepter la faille, qui peut affaiblir un cœur, et pour la considérer à l’exemple d’une des caractéristiques de ma finitude ! »

Mon père achevait son récit, qui me donnait tant à penser. Je fus assez décontenancé. Je l’avais placé sur un piédestal depuis toujours. Tous les mots, que je souhaitais lui adresser, s’anéantissaient au fond de ma gorge. A la fin, pour ne pas rendre ce silence gênant qui durait, je trouvai à lui dire cela :

-          « Si je ne l’avais entendue de ta bouche, je n’aurai pas cru un traître de mot à cette histoire ! » fis-je.

-          « Je sais ! » s’écria mon père. « Ainsi, tu n’ignoreras plus que je tiens ma force de cette blessure de jeunesse, qui a fini par me durcir. Sache que la force a pour appui non les muscles mais le caractère bien trempé et un moral à toute épreuve ! »

-          Cher père, ta franchise touche ma corde sensible et j’inscris dès maintenant dans ma mémoire ta leçon de vie, qui me servira de lumière quand la nuit s’étendra, avec son voile des revers et des infortunes  !!

FIN.

Saïd Kalonga

Les textes de Saïd Kalonga font l'objet d'une protection juridique et sont donc protégés contre toute atteinte éventuelle  à la propriété intellectuelle


 

 

 

 

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